Gui Ange Emmanuel, ce nom vous ai probablement inconnu, mais certainement pas Suspect 95, Roi du rap game ivoirien. Nouvel album, nouveaux projets et bien sûr le Syndicat, l’artiste se confie à cœur ouvert dans un entretien sans langue de bois.
Propos Recueillis par Stella Attiogbé
- Qui est Suspect 95, l’artiste ?
Alors à l’état civil, Suspect 95 est Gui Ange Emmanuel, né à Yopougon (commune de la ville d’Abidjan). J’ai commencé le rap au collège, par des rondes de freestyle. J’ai continué comme ça, jusqu’à me faire un nom dans l’underground et me faire repérer par une première maison de production en classe de première. C’est de là que tout est partie, il y’a eu ensuite ma collaboration avec Bebi Philip et voilà, j’ai véritablement fait mon entrée dans le showbiz ivoirien.
Suspect 95 est un artiste révolutionnaire, qui s’affirme par sa culture, qui défend son environnement, sa patrie et ses couleurs. C’est surtout un artiste qui n’écoute pas les autres, qui fait ce qu’il a à faire et qui le fait bien. Point barre. (Rires).
- Maintenant qui est cet homme derrière cet artiste ? Est-ce que les deux ont fini par fusionner ?
Mais bien sûr, c’est une machine. On ne peut plus les dissocier maintenant. Je suis tellement ancré dans le personnage et le symbiote a fini par prendre la place de l’organisme, comme Venom. (Rires).
- On retourne en arrière et on regarde votre carrière. Qu’est-ce que vous voyez ? Qu’est-ce que vous ressentez ?
Je ressens beaucoup de fierté, mais aussi de la reconnaissance, la gratitude envers Dieu, ma famille et tous ceux qui m’ont soutenu.
De la fierté parce que ça n’a pas du tout été facile. On a beaucoup travaillé, beaucoup encaissé et supporté plein de choses sans jamais se décourager. On a continué d’avancer pas à pas, jusqu’à ce que ça donne le résultat qu’on voit aujourd’hui.
- On voit suspect comme quelqu’un de cru, qui n’a pas peur de dire ce qu’il pense. D’où vous vient cette audace ?
A vrai dire je ne sais pas (Rires). Mais ce qui est vrai c’est que je n’ai pas toujours été comme ça. A la base je suis assez timide et réservé. Mais du jour au lendemain, tout a pété et explosé (Rires). Mais je pense avoir emmagasiné beaucoup de choses et de frustrations et il fallait que tout ça sorte. Je ne pense pas avoir changé, mais cette personnalité sommeillait au fond de moi. Il y’a eu un déclencheur et ça a sûrement été le showbiz. C’est impossible d’être mou dans le showbiz, c’est une jungle. Il faut donc s’affirmer et manger pour ne pas être dévoré (Rires).
Sors de ta zone de confort.
- Parlez-nous un peu plus de ces frustrations accumulées
Tous les artistes connaissent des frustrations. La frustration est l’essence d’un artiste. Tout va maintenant dépendre de comment est-ce que en tant qu’artiste, tu transformes ça pour évoluer plutôt que de devenir aigri. Voilà ! Il faut transformer cette frustration en détermination et te dire que tu vas batailler jusqu’à ce que ton heure de gloire arrive. C’est dans cette optique qu’on s’est mis et on a utilisé tout ça pour faire avancer la machine Suspect 95.
- Honnêtement, que pensez-vous du Rap Game ivoirien ?
Vous voulez me créer des problèmes (Rires). Le rap game ivoirien se porte bien, à merveille même, il va bientôt atteindre son apogée. On était déjà sur une bonne lancée, mais malheureusement le coupé-décalé a pris un coup avec le décès de DJ Arafat (paix à son âme). Mais ça a boosté encore plus le hip-hop ivoirien et tous les acteurs se donnent vraiment à fond pour porter haut les couleurs ivoiriennes.
- Qu’est-ce qu’il faut pour être le roi de ce game ?
Il faut beaucoup d’audace. Le public ivoirien est un public assez exigeant et il en faut beaucoup pour le satisfaire. Il y’a aussi le fait qu’on soit nombreux non seulement dans le rap, mais aussi dans le showbiz ivoirien. C’est pour ça qu’il faut beaucoup d’audace et de la singularité. Sans ça, tu deviens un artiste lambda qui passe inaperçu. Il faut donc de l’originalité, du courage et ne surtout pas avoir peur. Avec ça, impossible qu’on te marche sur les pieds.
Je rap depuis la classe de 3e et il m’a fallu beaucoup de patience pour atteindre ce niveau.
- Comment vivez-vous votre célébrité au quotidien ?
Je vis ça normalement vu que je m’y suis habitué maintenant. Mais je dirais que célébrité est un bien grand mot. Quand je serais célèbre tu le sauras, je vais te laisser en vu et tout ça (Rires). Mais on vit ça tranquillement, on remercie Dieu, parce que c’est une bonne chose. C’est ce qu’on a demandé et on a beaucoup travaillé pour ça.
- Avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités. Que faites-vous de cet impact ? Et comment l’utilisez-vous ?
J’essaie d’utiliser ma voix pour des choses qui me tiennent beaucoup à cœur, en public comme en privé. Je ne vais pas déballer tout ce que je fais ici, mais on essaie vraiment d’aider ceux qu’on peut aider et d’influer pour régler des problèmes qui nécessitent une certaine influence et donner ce qu’on a eu à ceux qui sont dans le besoin ou en mauvaise posture.
- Racontez-nous le moment le plus beau, touchant de votre carrière.
Il y’en eu vraiment plusieurs. Mais le moment le plus touchant c’est la première fois où je me suis produit en spectacle, hors de la Côte d’Ivoire. C’était au Niger et j’étais en duo avec l’artiste Hiro. Mais l’accueil que j’y ai reçu m’a vraiment fait comprendre et réaliser le résultat de toutes ces années de dur labeur. Je ne dis pas que le public ivoirien ne me montre pas son amour, mais il a une façon particulière d’aimer et il y’a tellement d’artistes que souvent on peut ne pas ressentir une certaine quantité d’amour, alors qu’il t’aime vraiment beaucoup.
A l’extérieur, j’ai vraiment ressenti l’engouement qu’il y avait autour de ma musique et de mon art. J’ai ressenti beaucoup de joie et je me suis dit que j’allais bosser 4 à 5 fois plus pour faire plaisir à ceux qui me suivent. J’ai vraiment été ému et heureux.
- Qu’est-ce que vous faites pour vous dépasser et rester au top ?
Alors on va dire que je médite beaucoup. J’ai cette capacité de pouvoir rentrer en moi-même et me concentrer afin d’aller chercher l’inspiration au fond de moi. Ce sont de petites périodes comme ça que je prends, où je me repli pour travailler mon esprit. La force d’un homme ce n’est pas que son corps, mais il a son esprit qu’il doit travailler et fortifier. Je travaille sur “ma science” comme on dit en nouchi (jargon ivoirien).
- Parlez-nous de ce syndicat. Comment est-il né ?
Le syndicat n’est pas né, il a toujours existé. Avant Suspect il y’avait déjà le syndicat et après Suspect ça sera pareil.
Alors le syndicat, c’est une entité, c’est un esprit. Sauf que Suspect 95 est l’ambassadeur de ce mouvement. Donc à bas les comportements faciles et le ministère de la main tendue.
- Qu’est-ce que vous faites concrètement pour les membres du syndicat ? Et comment vous le rendent-ils ?
Ce que je fais, c’est de défendre les valeurs du syndicat en prônant le travail et la détermination. On se bat aussi contre la facilité tout en revendiquant une émancipation de nos sœurs même si une partie d’entre elles peinent à le comprendre. Certaines jeunes filles et femmes préfèrent la facilité, elles veulent les derniers cris de téléphones et de l’argent sans fournir d’effort.
J’avoue qu’on défend souvent ces valeurs de façon crue, mais c’est important de taper souvent et de dire la vérité quand il le faut. Et le syndicat me rend tout ça d’une belle façon car c’est lui qui me pousse et me qui me soutient.
- Pensez-vous que les choses bougent grâce au syndicat ?
Mais bien-sûr. Nous sommes en force sur les réseaux sociaux. Il n’est plus question de dire n’importe quoi et de s’en sortir facilement, les membres du syndicat veillent (Rires). C’est ce qui fait que les gens réfléchissent beaucoup plus et font attention avant de s’exprimer. Et le syndicat est présent dans tous les pays d’Afrique francophone. On est sur le terrain !
- Un conseil aux plus jeunes artistes qui ont envie d’atteindre ce niveau que vous avez
Il faut déjà avoir une particularité et éviter de tomber dans un moule. Vous voyez, le moule sert à faire mille et un artistes. C’est donc la meilleure façon de passer inaperçu et de ne pas réussir dans ce milieu. Il ne faut pas écouter les autres et travailler ce qui vous rend particulier et spécial.
Il faut aussi éviter de vouloir à tout prix faire ce qui marche déjà car en le faisant on ne crée rien de nouveau et on se fond dans la masse, alors qu’il faut plutôt en sortir.
Donc il faut beaucoup de détermination, de la passion et surtout de la patience. Les nouveaux artistes ne sont pas patients, ils pensent que tout se fera du jour au lendemain alors que c’est faux. Je rap depuis la classe de 3e et il m’a fallu beaucoup de patience pour atteindre ce niveau.
- On vous a vu dernièrement très impliqué dans cette vague de dénonciations de viols sur Twitter. Pourquoi était-ce important pour vous de soutenir les victimes ?
Déjà parce que c’est un sujet important. Et je reviens sur la nécessité d’avoir de l’audace parce que c’est un sujet délicat, et les personnages publics évitent de donner leurs avis sur ça parce qu’il ne fait pas du tout vendre. C’est un peu trop rugueux pour ton image et ton branding en tant qu’artiste. C’est nécessaire d’en parler mais les marques associent difficilement leur image à des artistes qui prennent position sur ce genre de sujet.
Mais je me suis senti comme appelé, pour défendre cette cause. Et lorsque la vague de dénonciation a commencé, je me suis rendu compte que je connaissais des proches qui en avaient été victime. Cela m’a un peu choqué parce que je pensais que c’était des choses qui ne se passaient que dans des endroits reculés de la Côte d’Ivoire mais j’ai réalisé que ça arrivait chaque jour autour de nous. Il fallait donc en parler et vu que personne ne le faisait, tout le monde était un peu effrayé, je suis monté au créneau, peu importe ce que ça allait me coûter. Cela a permis à de nombreuses victimes de se libérer et d’en parler même si après elles ne sont pas allées jusqu’au bout des procédures juridiques. Mais il était important de montrer que ça se passait ici à Abidjan, juste à côté de nous.
Parlant du viol : J’ai réalisé que ça arrivait chaque jour autour de nous.
- Quel est votre réaction lorsque d’autres rappeurs dans leurs chansons ont des paroles qui banalisent et incitent même au viol ?
C’est vrai que chacun est libre de chanter ce qu’il veut, mais je me dis que ces artistes n’ont pas toujours conscience de l’effet que ces paroles peuvent produire. Il faut dire que l’essence du Hip-Hop même c’est sexe, drogue et alcool. Les femmes y sont souvent chosifiées, c’est donc inconsciemment qu’ils le font souvent. Je ne juge personne, mais il faut faire attention à ce qu’on chante et être sûr que ça ne cause de tort à personne.
- Quel est votre mot de sensibilisation face au viol ?
La seule chose que je peux dire c’est que “taper poteau ne tue pas” (recevoir un non d’une femme ne tue pas”. Si tu fais des avances à une femme et qu’elle refuse, tape l’œil et laisse tomber. Il y’a tellement de femmes autour de nous, et il faut que chacun de nous accepte ce genre de refus. C’est de se rendre petit que de forcer ou de contraindre une femme à avoir des relations sexuelles avec nous. Il est préférable de rester grand et il y’a au moins une femme qui acceptera nos avances. Prenons donc notre mal en patience et acceptons les poteaux. (Rires)
Taper poteau ne tue pas !
- Comment a été votre arrivée à Def Jam et comment ça se passe là- bas ?
C’est un véritable plaisir et un honneur de travailler avec cette équipe et de faire partie de cette grande machine. Ce sont de nouvelles choses qu’on y apprend, de nouvelles techniques et méthodes de travail. Le courant passe vraiment bien entre les différentes équipes. Voilà on peut déjà sentir les résultats.
- Votre album est en préparation. Quand est-ce qu’on peut espérer l’avoir et à quoi s’attendre ?
Ne cherchez surtout pas à vous attendre à quelque chose (Rires). Ne cherchez pas être prêt parce que vous ne le serez pas. Ça va être une claque pour l’univers musical africain. Pour le moment on peaufine les choses pour donner ce cocktail explosif qu’on vous prépare. Ça va vous surprendre et vous ne verrez pas que le Suspect 95 que vous avez connu jusqu’à maintenant. Vous découvrirez d’autres facettes de l’artiste.
Ne cherchez pas être prêt parce que vous ne le serez pas.
- Quels sont vos projets futurs ?
Il y’a plusieurs concerts de prévus dans la sous-région. Il y avait aussi cette tournée européenne que la Covid a malheureusement empêchée. Mais il y’a plein de projets. Et je veux monter un petit label avec quelques artistes avec qui je vais travailler et à qui je vais donner tout mon amour, ma passion et ce que j’ai pu apprendre afin qu’ils puissent réussir aussi à leur tour.
- Quelle est la phrase qui vous motive au quotidien ?
Sors de ta zone de confort. C’est ma phrase ça, tout se résume à l’audace. Et si tu ne tentes pas de nouvelles choses, tu ne progresses pas. Prenons l’exemple du titre Mère c*n. C’est une folie de chanter un tel titre, tu prends le risque de t’attirer les foudres des parents et de te faire censurer de partout. Mais on a pris le risque et on l’a sorti et tu vois que tout le monde le chante, y compris les parents (Rires). Malheureusement les enfants le chantent aussi mais les retombées ont été totalement différentes de ce qui aurait dû se passer.
Il ne faut donc pas avoir peur de tenter de nouvelles choses, parce que rien de bon ne se passe tant qu’on reste dans notre zone de confort.
Merci beaucoup, c’était un véritable plaisir et que Dieu nous bénisse.